- ISPAHAN
- ISPAHANLe nom d’Ispahan (ou I ルfah n), rendu célèbre en Europe par une longue suite de relations de voyages, avait d’abord désigné un district de peuplement dense, fortement urbanisé, sis sur le cours inférieur du Zandè-Roud. La ville d’Ispahan, telle qu’elle subsiste aujourd’hui, est marquée par l’aspect architectural que lui ont imprimé deux périodes d’apogée politique, sous les Seldjoukides (XIe-XIIe s.) et sous les Séfévides (XVIe-XVIIe s.). Redevenue depuis lors capitale provinciale, sa déchéance l’a préservée partiellement des excès de l’urbanisation aberrante de notre temps, et lui a valu de conserver, mieux qu’aucune autre ville d’Iran, le charme millénaire de la vieille Perse. Si elle ne mérite plus l’épithète de «moitié du monde» (Esfah n , nesf-e jah n ), elle n’en demeure pas moins, au milieu d’une oasis intensément cultivée, une des plus importantes cités du plateau iranien (plus de 300 000 habitants) et un centre important d’industrie textile.Le siteComme toutes les grandes villes iraniennes, Ispahan s’est développée en bordure d’un massif montagneux, celui du Luristan, d’où descend le Zandè-Roud ou Z yandèroud; «le fleuve qui donne la vie» irrigue, grâce à un réseau complexe et très ancien de canalisations, un territoire fertile parsemé de gros villages. Située au carrefour des routes du Kurdistan (et, par-delà, de l’Irak), des provinces du Nord, du Khorassan et du Fars, la région réunissait donc toutes les conditions propices à l’apparition de la vie urbaine. Ainsi qu’il arrive communément, ce que l’on connaît de son passé se réduit à une série de mentions de toponymes, en partie hypothétiques, jusqu’à ce que les textes arabes révèlent, au temps de la conquête islamique, l’existence de deux noyaux urbains juxtaposés: Djay, la cité ancienne, ceinte d’un rempart percé de quatre portes, et, à une demi-lieue vers l’ouest, Yahoudiyè, «la [ville] juive», ville neuve à douze portes, construite sans doute au Ve siècle de notre ère (et non, comme le veut la tradition, au temps de la captivité de Babylone). Concurrencé par ce nouveau centre urbain, Djay périclite et finit par être absorbé dans la vaste agglomération englobant quelques villages, ceinte d’une muraille de vingt kilomètres au Xe siècle: Ispahan, formation composite, enfermant un habitat inégalement réparti. Peut-être a-t-on là une explication des luttes sanglantes entre habitants des divers quartiers qui se perpétuent au cours des siècles, prennent l’aspect de conflits religieux, et à certains moments déciment la population.L’extension qu’Ispahan, devenue capitale des Séfévides, connaît au XVIIe siècle ne semble pas déborder les limites du site ancien, car la ville avait entre-temps traversé une profonde déchéance. On notera cependant que s’est créé alors, au sud du Z yandèroud, le quartier chrétien de la Nouvelle-Djolfa, avec ses églises et son cimetière, où Ch h Abb s Ier installa les Arméniens qu’il avait déportés de Djolfa, sur l’Araxe. Les deux ponts célèbres qui enjambent le Z yandèroud, le pont de Allahverdi Kh n et le Pol-e Kh djou, furent construits respectivement au début et au milieu du XVIIe siècle. Alors que les vestiges les plus anciens subissaient l’assaut de la modernisation, notre siècle a respecté le cadre prestigieux de l’Ispahan séfévide. La glorieuse cité des hauts-plateaux iraniens participe toutefois au renouveau qui bouleverse l’Iran contemporain, et à la croissance architecturale anarchique qui en est le témoignage parfois incongru.L’époque seldjoukideDans les premiers siècles de l’Islam, Ispahan connut la vie économique et intellectuelle brillante d’une métropole régionale, mais sans se distinguer d’autres centres provinciaux de l’empire des califes. Avec la résurgence des particularismes locaux qui, au Xe siècle, affaiblissent l’autorité de ceux-ci, commencent ses vicissitudes et ses chances. Elle devient un enjeu de la compétition pour le pouvoir, et son histoire est jalonnée de sièges, de massacres, de famines et de «pestes». Elle passe de la sujétion des Daylamites à celle des Seldjoukides, qui s’en emparent en 1051 après un siège de plusieurs mois, et qui en font la capitale de leur État vaste et fragile. Le voyageur persan N sser-e Khosrow, qui la visite en 1052, la dépeint comme la cité la plus populeuse et la plus florissante qu’il ait vue en pays iranien.Siège du sultanat, Ispahan n’échappait pas pour autant aux périls qui menaçaient la dynastie. La secte des ismaéliens y comptait de nombreux adeptes, dont la présence entretenait les turbulences sociales. Un parti ismaélien s’installait même en 1100 dans la forteresse de Sh hdiz, perchée sur la montagne qui domine l’oasis d’Ispahan vers le sud, et de ce nid d’aigle défiait plusieurs années durant l’administration seldjoukide. Signe avant-coureur de la faiblesse du régime, qui s’effondra dans la première moitié du XIIe siècle.L’édifice le plus remarquable d’Ispahan, et peut-être de tout l’Iran islamique, la mosquée du Vendredi (Masjed-e Djom’è), construite sous Malek-Ch h (1072-1092), détruite en grande partie par un incendie en 1121, agrandie et redécorée aux époques mongole, turkmène et séfévide, conserve quelques éléments seulement de l’époque seldjoukide. D’autres monuments, tels le palais royal et la madrassè fondée par le vizir Nez molmolk, n’existent plus. Ailleurs dans le district d’Ispahan et en Iran central, nombre de mosquées et de minarets du XIIe siècle attestent qu’il n’y eut pas coïncidence absolue entre la prospérité de la région et la fortune des Seldjoukides. Après leur chute, néanmoins, s’ouvre une période d’effacement politique et de déclin économique, celui-ci probablement moins total que ne le laisseraient croire les dires d’un géographe arabe du début du XIIIe siècle, selon lequel Yahoudiyè et Djay étaient alors en ruine. Ispahan ne joue aucun rôle à l’époque mongole, au cours de laquelle a dû se dessiner un relèvement sensible au XIVe siècle, sans que jamais la ville puisse menacer la prééminence de Chiraz comme métropole politique, commerciale et littéraire de l’Iran du Sud-Ouest.Le dépeuplementEn 1387 Tamerlan fait châtier exemplairement la ville, qui s’est rebellée contre ses collecteurs d’impôts. La troupe reçut l’ordre de massacrer toute la population mâle et de construire des tours de têtes coupées. L’opération fut soigneusement planifiée. Tandis que des détachements isolaient quelques demeures de privilégiés, chaque unité eut à présenter un nombre de têtes déterminé aux comptables de l’armée. Un chroniqueur rapporte: «Certains soldats qui ne voulaient pas tuer [d’autres musulmans] de leur propre main achetaient des têtes aux guerriers turcs de Tamerlan et les remettaient [aux comptables]. Au début de l’opération une tête valait vingt dinars transoxianais; à la fin, quand chacun eut livré sa quote-part, le prix d’une tête tomba à un demi-dinar et personne n’en achetait plus. Mais tout pareillement [les tueurs] continuaient à tuer ceux qu’ils trouvaient.» Un autre note: «À la fin les soldats ne trouvaient plus d’hommes. Il rasaient la tête des femmes et la leur coupaient, et remettaient ces têtes aux commissaires.» L’historien H fez-e Abrou, un des commensaux de Tamerlan, témoin oculaire de l’extermination, raconte: «D’après les registres et les procès-verbaux on recueillit soixante-dix mille têtes. Entre soldats on s’achetait des têtes et on les présentait aux points fixés pour cela. Sur ordre de Tamerlan on en fit des minarets et des tas. Je me promenais ce jour-là avec Abdollah Les n, l’astrologue [de Tamerlan], hors de la ville, de la porte du Tuqtchi jusqu’à la citadelle de Tabarak, ce qui équivaut à la moitié de son pourtour. On avait construit des minarets de têtes. Nous en comptâmes vingt-huit, chacun étant fait, l’un dans l’autre, de plus de mille têtes et de moins de deux mille. Il pouvait y en avoir approximativement quinze cents en moyenne. Ce qui fait quarante-deux mille têtes. Il y avait aussi des minarets des autres côtés de la ville, mais la majeure partie était de ce côté-là.»D’après le calcul précis de l’historien persan, on peut évaluer la population d’Ispahan à quelque cent mille âmes au moment du massacre. Notons que la ville se repeupla, partiellement, très vite, puisqu’en 1393 Tamerlan la rançonnait de nouveau. Elle fut derechef saignée au cours du XVe siècle: pendaisons de notables en 1446, massacre général en 1454. Vingt ans plus tard, un voyageur vénitien évalue sa population à 50 000 habitants. En 1523, un voyageur portugais à 20 000. Les troubles qui précèdent l’arrivée des Séfévides au pouvoir, et surtout la persécution religieuse déclenchée par ceux-ci, ont fait de nouvelles victimes. Mais on donne, pour la fin du siècle, 80 000 habitants. C’est que les Séfévides se sont intéressés à la prospérité d’Ispahan avant même d’y avoir transféré leur capitale. Ils y recrutent, depuis leur accession au trône, leur haut personnel administratif. Ch h Ism ‘il, qui aime la région, abondante en gibier, y dessine le parc de Naqch-e Djah n. Sous son règne commencent, ou plutôt continuent (car les Muzaffarides au XIVe siècle et les Timourides au XVe avaient, entre leurs guerres, été des bâtisseurs) les restaurations et les embellissements de monuments.La capitale séfévideL’Ispahan de Ch h Abb s Ier s’est développée au sud-ouest de la vieille ville, suivant un plan simple et grandiose qui préfigurait l’urbanisme moderne et fit l’admiration des Européens du XVIIe siècle, encore ignorants des vastes ordonnances et des larges percées.Le cœur en était le Mayd n-e Ch h (la place du Roi), régularisée en 1611 et entourée de bâtiments à arcades uniformes; ses dimensions étaient calculées pour servir de terrain de polo (512 m sur 159). Au nord s’ouvrait par un porche monumental le bazar, qui reste un des plus beaux de l’Orient; à côté, la galerie du Naqq rè-Kh nè où des orchestres se produisaient le soir. Au sud-est de la place, Ch h Abb s Ier fit élever la petite et ravissante mosquée de Cheykh Lotfollah, revêtue extérieurement et intérieurement de céramiques aux tons rares, composant des arabesques exquises.La mosquée de Cheykh Lotfollah n’était pas terminée que Ch h Abb s mettait en chantier sur la face sud une mosquée d’apparat beaucoup plus spacieuse, la mosquée du Roi (Masdjed-e Ch h). À l’exception du porche d’entrée, qui fait pendant à celui du bazar, cette mosquée, qui comporte une cour intérieure à quatre iwân , est d’une décoration moins soignée que la mosquée de Lotfollah; elle fut terminée en dix-huit ans, l’année même de la mort du souverain (1629), mais ici comme dans d’autres constructions de Ch h Abb s, la rapidité de l’exécution compromit la pérennité de l’édifice, et de sérieux problèmes de conservation ou de restauration se sont posés. La coupole du Masdjed-e Ch h culmine à cinquante-deux mètres, élégant bulbe revêtu de faïences vernissées (kâchi ) du bleu turquoise caractéristique de l’ornementation architecturale iranienne.Face à la mosquée de Cheykh Lotfollah se dresse le Ali Qapou, la haute porte, pavillon qui était en fait l’entrée des palais et jardins royaux, mais où se trouvaient aussi les bureaux de l’administration et où se tenaient les audiences officielles. Cet édifice altier s’ouvre sur la grand-place par une haute terrasse couverte, dont le toit de marqueterie est soutenu par dix-huit fines colonnes de bois; la salle du trône, ornée de peintures du règne de Ch h Abb s II, donne sur cette terrasse. La partie postérieure du bâtiment compte de nombreuses pièces, réparties sur six étages, dont beaucoup ont gardé leurs peintures murales d’époque (décor naturaliste: oiseaux, gazelles, fleurs, vases graciles, etc.); la «salle de musique» est particulièrement remarquable par ses cloisonnements de stuc découpé, destinés à améliorer l’acoustique.Dans l’enceinte royale, Ch h Abb s II (1642-1667) bâtit le pavillon de plaisance et de réception connu sous le nom de Tchehel Sotoun (Quarante Colonnes), dont les vingt piliers se reflètent dans une pièce d’eau rectangulaire; la salle intérieure est ornée de fresques historiées, dont deux datent de la fin du XVIIIe siècle.À l’ouest, l’enceinte royale était limitée par la fameuse avenue de Tchah r-B gh (les Quatre Jardins), dont un canal d’eau vive occupait jadis le centre, et qui conduit droit au Zâyandèroud, au-delà duquel s’étendaient d’autres parcs royaux. Le long de cette avenue bordée de platanes furent construits divers édifices, simples kiosques ou petits palais, tel celui de Hech Behecht (les Huit Paradis), ou lieux publics, tel le collège de la Mère du roi (Madrassè-yè m dar-e ch h), qui date du début du XVIIIe siècle, et le caravansérail attenant (transformé aujourd’hui en hôtel de luxe).Résidence royale, Ispahan fut également au XVIIe siècle un point de pénétration des influences occidentales, grâce à la présence d’une communauté européenne cosmopolite, gravitant autour des comptoirs des diverses compagnies des Indes et des couvents fondés par plusieurs ordres religieux catholiques, ainsi qu’en raison des contacts que la colonie arménienne de Djolfa entretenait elle-même avec l’Europe. Cette présence européenne n’exerça qu’un rayonnement intellectuel limité: l’opinion publique bridait étroitement le prosélytisme des missionnaires, bien qu’ils fussent souvent, à titre personnel, des familiers de la cour, dont leurs talents et leurs connaissances techniques leur ouvraient l’accès. C’est dans la peinture séfévide qu’on retrouve le mieux les traces d’influences occidentales.Ligotée par une religiosité de plus en plus intolérante, minée par une décadence économique que contribuaient à aggraver les monopoles des compagnies marchandes européennes, la civilisation dont Ispahan est l’expression la plus achevée était impuissante à se survivre et à se dépasser. Le coup de grâce lui fut porté en 1722, lorsque quelques milliers d’Afghans révoltés, au terme d’un raid audacieux et d’un siège long et atroce, s’emparèrent de la capitale séfévide.C’est une ville déchue, soumise à l’incurie et à la tyrannie des gouverneurs Qadjar que décrivent les voyageurs européens du XIXe siècle. Cependant Ispahan joue un rôle important dans le mouvement constitutionnaliste de 1909, qui conduit à la déposition de Mohammad Ali Shah, le dernier souverain absolutiste de la dynastie Qadjar.Ispahanv. d'Iran, au sud de Téhéran, sur le piémont oriental du Zagros, à 1 530 m d'alt.; 927 000 hab.; ch.-l. de la prov. du m. nom. Industr. textiles.— Archevêchés cathol. et arménien. Palais des Quarante-Colonnes (XVIe-XVII<sup>e</sup> s.), des Huit-Paradis (XVIIe s.), etc. Grande Mosquée entièrement remaniée sous les Seldjoukides (XIe-XII<sup>e</sup> s.).— Anc. cap. du pays sous les Seldjoukides (XIe-XIII<sup>e</sup> s.) et les Séfévides (XVIe-XVIII<sup>e</sup> s.).
Encyclopédie Universelle. 2012.